«Chambres, antichambres» de Niña Weijers: Voyage narcissique autour de ma chambre
Cinq ans séparent la publication des Conséquences, premier roman de Niña Weijers, de celle de Chambres, antichambres. Cinq ans depuis cette parution et ses conséquences: prix, résidences, reconnaissance… Cette longue maturation non seulement explique la grande différence de style, d’un roman à l’autre, mais éclaire encore le propos de ce nouveau roman éclaté.
© A. Louwes
Dans Les Conséquences, nous suivions les tribulations (très) égocentrées d’une artiste plasticienne, Minnie Panis, qui mettait en scène ses propres déchets, rencontrant un succès aussi ironique que désillusionné. Le second roman en est comme l’écho actualisé: nous suivons les pérégrinations (très) narcissiques d’une jeune romancière qui a rencontré le succès grâce à un premier roman.
Minnie Panis et la narratrice de Chambres, antichambres sont comme les deux faces d’une même humanité désabusée capable de croquer ses semblables avec une férocité rectiligne. Ainsi de ce riche couple qui décide de troquer vélo elliptique et canapé d’angle design pour un tapis de méditation et un tatami. «C’était le genre de simplicité qu’on ne pouvait s’offrir qu’avec de l’argent; un minimalisme qui masquait un style de vie qu’on ne pouvait qualifier que de décadent.» Et d’ajouter, après avoir décrit tous les procédés qui permettent à ces bourgeois d’acquérir une bonne conscience: «À table, ils parlent de ce charmant groupe de jeunes très créatifs, des amis du fils de la paysagiste, de pauvres bougres qui essaient de survivre dans le secteur culturel, et ils se disent combien ils sont heureux de leur céder le chalet pour une bouchée de pain pendant toute une semaine, de leur faire ainsi partager leur richesse, qui sait, peut-être que l’air de la montagne va les inspirer et pourquoi pas, qu’il en sortira, comment on appelle cela déjà, un acte de création.»
C’est lorsqu’elle esquisse des tableaux qui mêlent la sociologie à la caricature que Niña Weijers révèle tout son talent d’écrivain. Elle a l’instinct du trait vif, de la pique affilée, à la manière d’un La Bruyère –la bienveillance en moins.
Chambres, antichambres, au-delà de ces similitudes, présente néanmoins une construction peu commune, faite de ruptures stylistiques, à l’image du titre qui évoque autant deux pièces singulières qu’un espace et sa négation. Dès les premières pages, la traductrice Arlette Ounanian explique que l’autrice «présente les dialogues sans tirets ni guillemets», avant de préciser qu’elle a respecté cette présentation pour l’édition française. Cette mention pourrait apparaître comme anecdotique si l’architecture même du roman n’était pas constituée de confusions volontaires et de subtils enchevêtrements entre les narrations au passé et au présent, entre la forme du récit et le genre épistolaire, entre le monologue et le dialogue, entre un «je» et un «elle», entre la vaporeuse amie M. et le psychiatre avisé M., etc.
Niña Weijers applique au style les sujets qu’elle explore au cœur même de la narration. Lors d’un entretien avec une fameuse écrivaine sourde, la narratrice l’interroge sur son dernier roman dont les problématiques ne sont évidemment pas sans rappeler celles de Chambres, antichambres: une femme qui, «au lieu d’aller de l’avant, d’entreprendre quelque chose de nouveau, (…) concentre son attention sur tous les fragments qui ont composé sa vie». Elle s’entend répondre alors par l’écrivaine: «La chronologie est une notion surestimée. Et parce qu’elle est surestimée, elle éclipse toute autre forme d’existence du temps.» Elle évoque la juxtaposition des instants, qui sont autant de possibilités «matérialisées», qui montrent que le «je» est toujours un autre, y compris dans la répétition.
Ces instants et potentialités, de l’enfance aux différentes expériences amoureuses, sont ainsi convoqués dans Chambres, antichambres, non pas dans une forme de succession qui donnerait raison à la chronologie, mais selon l’acte d’écriture lui-même. Quel est le présent et le passé du roman? Présent ou passé, ce temps avec ce jeune homme calme et bon? Présente ou passée, cette soirée qui la voit avec un ex-compagnon, un fils et diverses amies? Présents ou passés, ces instants qui la plongent dans les affres d’une relation amoureuse avec une autre femme? Il est évidemment possible de reconstituer a posteriori un fil directeur, chronologique, mais l’enjeu est d’avoir tous ces présents simultanément à soi. Tout est passé; tout est rendu présent, par la mise sur papier de ces fragments de vie.
Car au sein de ce jeu entre les temporalités se niche une autre ambiguïté, tout aussi classique que la première: la mémoire peut-elle rendre compte des faits vécus? Cette interrogation, qui fait également l’objet de questionnements théoriques au fil du roman, trouve notamment sa pleine incarnation dans la scène finale, qui confronte à nouveau la narratrice et la célèbre écrivaine, dont la surdité a miraculeusement disparu.
Il n’y a, in fine, qu’un seul fait réel, tangible: l’acte d’écriture. Ce roman s’amuse avec les codes du genre et les continuelles mises en abyme: l’originalité de Niña Weijers est d’appliquer au récit (ou plutôt, aux récits), à sa forme, à sa structure, les différentes conceptions de la vie qui la traversent. Lorsque la narratrice demande à M. si elle croit «à quelque chose qui serait un tourment (…) le moment où un personnage prend conscience de la nature de la situation», M. lui répond par une autre question: «Dans la vie ou en littérature?» La narratrice reconnaît ne pas distinguer les deux. M. lui dit alors: «En tout cas, toutes ces histoires d’unité de temps et d’action ne me disent rien du tout».
Tel est le parti pris de Niña Weijers: ne pas respecter les unités de temps et d’action, mais au contraire les agglomérer pour former un édifice original qui embrasse indifféremment la vie et la littérature, réunies dans l’acte d’écriture. Car en filigrane, le lecteur assiste aux atermoiements –de nouveau assez classiques– d’une autrice qui essaie d’écrire, en faisant matière de tout ce qu’elle vit, en convertissant en récits tout ce qui advient dans les chambres et antichambres qu’elle traverse. En ce sens, Niña Weijers poursuit bien son œuvre (très) narcissique.